Le pouvoir, il n’a connu que ça.
Depuis deux ans, il en est loin, passant son temps entre la préparation
de sa défense et sa vie de famille. Et pour quelqu’un d’aussi « immense
», il a son coup de maître dont il évite de parler mais qu’il mûrit. Se
rallier à une opposition où il compte de solides contacts, émerger avec
un mouvement contestataire au sein de la grande famille « présidentielle
» où il détient son « bataillon » de frustrés et déçus du faurisme ou
choisir la voie du silence ? Il n’attend plus que le bon moment.
Intrusion dans la vie d’un homme qui se fait discret !
Pendant les premières semaines qui ont suivi sa libération provisoire
après plusieurs mois de détention, au nombre de ses visiteurs de soir,
essentiellement des journalistes. C’est la corporation dans laquelle il
détient le plus grand nombre de contacts, d’amis aussi peut-être. Avec
les patrons de presse qui défilent, il parle de tout et de rien.
Esquivant son avenir politique, il se consacrait à l’essentiel, crier à
tous qu’il est innocent et surtout, « préparer sa défense ». Il
n’attendait que le procès, il est pressé d’être libre, comme si rester
sur place n’était plus son truc. Il compte aussi sur ses amis de
l’opposition dont certains furent soutenus par sa générosité. Isabelle
Ameganvi, l’un des leaders de la plus radicale branche de l’opposition
et pourtant, presqu’intime amie du ministre ou plutôt de Zaïna, sa
charmante épouse. Elle a presque élu domicile chez le « disgracié ». Au
fil des jours, le nombre se restreint et ceux qui n’ont jamais fait
défaut, c’est la famille. Celle élargie d’abord, mais aussi «la petite
famille ». Sa fille, son fils, son épouse et quelques proches pour qui
il n’a presque plus jamais eu assez de temps depuis deux décennies. Sa
vie fut le pouvoir auquel il tient de toute sa force et qu’il a exercé
jusqu’à la lie. Un peu plus loin, les fidèles des fidèles.
Pour un grand nombre, des francs-maçons de diverses loges. Qui ne l’ont
pas lâché et qui sans doute, au nom de la confrérie, lui resteront
encore longtemps fidèles mais aussi quelques amis. Et les soutiens de la
surprise, ses voisins qui, ce jeudi, lui consacrent une matinée de
soutien. Sans faille, en tout pour l’instant. Mais pour Bodjona,
l’essentiel est ailleurs, à moins de 48 ans, il n’entend pas s’éteindre
de cette manière et ravive tous les feux pour rebondir, mais comment ?
Le doublon d’un stratège
A force de vouloir monter trop haut, on finit par choir plus bas que le
sol. Adage à peine bien paraphrasé qui décrit mieux ce qui est arrivé à
cet homme d’exception de la politique togolaise. Haut, il est allé,
souvent par ses mérites politiques notamment, parfois comptant sur des
opportunités et conjonctures qu’il a su exploiter. Il aurait eu, dans sa
quête du pouvoir, tous les épithètes sauf celui de « opportuniste ».
Pascal Bodjona, c’est l’éléphant qui se bat, rien pour lui n’a été
facile.
D’un père déjà opposant aux premières heures de l’indépendance du Togo,
il a choisi son camp. Celui où il a sa chance, celui de ses intérêts
aussi. Mais surtout, celui où il peut, le mieux, se battre. Se battre de
toute sa force, pour avoir tout ce qu’il veut. Il reconnaît avoir
bénéficié de la « paternageuse » attention de Gnassingbé Eyadèma. Il ne
nie pas le coup de main de Faure Gnassingbé qui lui a permis d’aller
aussi vite, aussi haut. Mais aussi de tomber aussi brutalement. Sa
devise l’aurait sauvé, « le bienfait ». « Faire du bien autant qu’on
peut pour qu’aux mauvais jours, vous puissiez compter sur une poignée de
fidèles dans la grande foule« . C’était son refrain. Il l’a chanté
partout, à la direction de cabinet du président de la République, mais
aussi au sein du gouvernement. Et n’a jamais lâché la main qui donne.
Journalistes, officiers, ministres, préfets, députés et simples
passants, tout le monde a droit à sa liasse de billets.
C’était le ministre généreux et yoyo. Ce qui l’a rendu très vite
populaire, dans l’ombre d’un chef aux tréfonds de toute impopularité.
Faure ne le lui a jamais pardonné. Il savait, d’une fausse humilité
emballer son interlocuteur. Sa force, sa mémoire. Il n’oubliera pas, un
an après, un prénom qu’il a entendu au détour d’une présentation. Quand
il voit chacun, il s’efforce de l’appeler par son nom, comme si chaque
être tient une place particulière dans sa vie. Il peut parfois le
prononcer mal, lui donnant ainsi le charme du flatteur et cela paie.
Quand on le rencontre une fois, on est marqué par son ouverture et sa
simplicité affichées. Mais derrière tout cela, c’est aussi un rusé qui
se cache, politicien de première classe et maîtrisant les rouages du
pouvoir sur lesquels il jongle avec habileté et puissance.
Pascal, c’est le pouvoir tout craché. Les ramifications, les labyrinthes
secrets, les réseaux, les dessous, les coups bas, les montages
électoralistes et électoraux, les calculs habiles et revanchards. Il
était tout à la fois. C’est ce qui lui a permis, tout « en servant avec
loyauté » de préparer son après. Et à 46 ans, il est à la retraite et
sait qu’au-delà de tout le mal qu’on lui reproche, avoir fait du bien
paie. Il peut compter, sans être obligé de manipuler, sur quelques
soutiens. Un groupe de fans ici, un club d’admirateurs là, quelques fous
soutiens qui lui servent de boucliers. « Sa force fut de connaître
l’homme« . Et si, par son méfait, il se retrouve entre les mains d’une
justice à la solde de l’exécutif alors qu’au pouvoir, il aurait pu faire
pour qu’il en soit autrement, il s’en défend, « je demande pardon« .
Recours, non pas du lâche, mais du malin. Le malicieux. Qui sait prendre
l’homme et surtout, compter sur lui. Pardon politiquement correct mais
venant d’un homme dont on peut douter, là encore politiquement, de la
bonne foi. Mais il a fait ce qu’aucun ancien du régime n’a jamais fait,
demander pardon, publiquement. Et il sait que demain ou plus tard, ça
comptera. C’est tout Pascal Bodjona, « la force qui n’oublie pas sa
vulnérabilité ».
Quotidien de chef
Le code de procédure pénale, il a fini de le mémoriser. Il cite les
articles par cœur, comme lors de sa conférence de presse. Il décèle les
failles et donne l’orientation de sa stratégie de défense. Il aurait pu
se défendre tout seul… Sa sur-énergie, il la garde. Malgré un excès de
poids évident, il reste très mobile même à domicile. Lève-tôt, Pascal
est un dort-tard. Il n’aimait pas le sport mais se serait mis à quelques
exerces gymnastiques au quotidien. Il a gardé une habitude, celle du
petit déjeuner appétissant. Bien que fils de fonctionnaire, ce
traditionaliste dans l’âme ne s’engouffre pas de patatin laiteux juste
une bonne bouillie, la dose d’éléphant. On le dit toujours d’un colossal
appétit. S’il a perdu un surplus de gras pendant sa détention, il a
déjà repris sa carrure. C’est aussi son identité. Immense et
impressionnant ou mieux « grand format ». La prière, il ne la rate plus
maintenant que le plus urgent est le salut de sa vie d’homme. Il prie
tous les matins, souvent en famille.
Le bouillant ministre qui recevait tout le monde sait aussi se cacher.
Dans son petit et luxueux bureau de domicile. Pour lire et surtout
méditer. La presse togolaise, surtout celle proche de l’opposition, il
la feuillette au quotidien. Il ne lâche plus souvent son poste radio aux
heures de grandes émissions. Il veut tout savoir, c’est aussi sa
manière de se préparer pour le prochain combat pour lequel il bande déjà
ses muscles. Au milieu de la matinée, il commence déjà par recevoir. Il
a de moins en moins de visiteurs mais ils restent plus longtemps. Le
déjeuner, il le prend tardivement. Il n’a pas changé d’habitude. Des
repas simples. Du riz à la sauce d’arachide ou la pâte de maïs arrosée
d’une sauce kabyè, son ethnie. Un peu de vin, le plus souvent de l’eau.
Parfois un champagne partagé avec un visiteur.
Des gens proches de la famille peuvent livrer un repas. Une tête de
mouton ou une cuisse de chèvre, c’est souvent Isabelle Amegan qui en
livre. Entre les deux, une cargaison de « kôme », « boule de maïs
condensé et fermentée, souvent accompagnée de sauce épicée ». La
belle-famille aussi. La sieste, il ne l’a fait que pour échapper à
l’ennui. En début d’après-midi, il griffonne sur quelques bouts de
papiers, préparant ainsi sa défense. Souvent seul, parfois avec un
avocat. Il arrive que pendant un échange, il disparait et revient
quelques minutes après. Le Gros est allé prendre notes sur une idée qui
lui est venue à l’esprit. Il est absorbé aussi bien par son avenir
politique que sa liberté totale. Si la justice a du mal à établir sa
culpabilité, pour Faure Gnassingbé, « il est coupable, un point c’est
tout » et il sait qu’il aura du mal à s’en sortir face à la machine de
l’Etat. Mais la machine de l’Etat, c’est aussi l’invention de ce
sulfureux ministre qui la connaît de fond en comble. Il le dit lui-même,
« il a encore des cartouches à jouer » mais il sait surtout qu’il faut
les jouer prudemment, face à un chef d’Etat qui n’a de reflet que la
prison. Mais de la prison, ce fils de Kouméa n’en a pas peur. « Opulence
et indigence, on est habitué » dit-il souvent comme pour préparer son
entourage au pire mais aussi et pourquoi pas, au meilleur. Un rebond
politique, il ne l’a jamais écarté. Jamais. Il est même certain, » je
ne sais faire que cela, je reviendrai bientôt » a-t-il lancé à sa
conférence de presse de juillet dernier.
Assouma, Kaboua, Pré, Kpabré… le dernier cercle
« Les jumeaux« , c’était leur surnom. Kpabré et lui. Le Court et le
Gros. Les deux hommes sont de régions et d’ethnies différentes mais vite
liés par une promiscuité avec le pouvoir et surtout une ambition
partagée au sein d’un sulfureux système que fut le régime Eyadèma. Ils
sont tous été perchés par le hasard, l’un comme commis de l’Etat,
l’autre comme meneur de troupes à l’université. Ils ont connu tous deux
l’ascension du chanceux et se sont retrouvés, presque au même moment,
entre 2010 et 2012, au sommet du pouvoir. Quelques coups bas ensemble,
beaucoup d’espoirs et projets partagés, une immense complicité, tout a
fait d’eux des jumeaux.
Même Faure Gnassingbé les appelait parfois ainsi. Et si dans la chute du
Gros, le Court est resté très discret, il n’est pas moins fidèle. A la
traversée du désert, il appelait encore, parfois très tard dans la nuit
pour aller aux nouvelles. Jusqu’à ce qu’un jour, le Gros lui dise, «
pour notre bien à tous, reste discret. ». Il voulait le protéger parce
qu’il n’a jamais douté que sur lui, il pourra encore et encore compter.
Ironie du sort, la décrépitude du Gros coïncide avec une froide disgrâce
du Court, une disgrâce qui ne dit pas son nom. A côté, Pré, directeur
de cabinet de la primature, ami de longue date n’a pas lâché non plus. «
Il ne venait plus à la maison » concède une source familière mais
prenait des nouvelles régulièrement. C’est la prudence administrative.
Assouma, c’est plutôt le « sage » chez Pascal. Il est resté discret
mais efficace. Pour obtenir, au détriment de tout montage politicien sa
libération provisoire, il a fallu son intervention. Deux heures durant.
Ferme. Direct. Juridiquement soutenable. Devant Faure Gnassingbé. Pour
le président de la Cour constitutionnelle, « trop de vices, on ne peut
pas ne pas libérer ». Il met, avec son réseau, la pression juridique sur
un chef de l’Etat qui fut, avant même le délit, convaincu de la
culpabilité de son ex-collabo. Assouma, c’est le vieux qui n’a plus
peur. Il a servi le père, « fabriquer » le fils et ne craint plus qu’une
seule chose, rentrer « trop tristement » dans l’histoire alors qu’à la
suite de deux élections émaillées de fraudes, il a donné la victoire à
son camp, celui de Faure. Sans son intervention, le chef de l’Etat
togolais cherchait encore des « arguments » pour maintenir Bodjona à la
gendarmerie nationale. Au bénéfice des vices et autres couacs de
procédure, l’ex ministre a regagné son domicile. L’autre fidèle, à la
fois utile et gênant, c’est Abbas Kaboua. Opposant d’occasion affichant
une hargne contre le pouvoir dans cette affaire, il a été le soutien qui
a fait le plus de bruit. Parfois plus qu’il en faut. Aujourd’hui
encore, il est l’un des derniers fidèles. Un autre, plus discret mais
dont la fidélité a compté, Luc Abaki, discret journaliste qui a basculé
dans la foulée, en soutien. Il planifie, orchestre et met en œuvre la
communication de l’ex-puissant auquel il est resté attaché. Même aux
moments les plus rudes.
Perspectives, un « Mouvement » imminent et d’une candidature
Il n’a jamais été aussi proche d’une sortie, une dernière pour dire
clairement ce qu’il fera. Il a failli lancer au début de l’été une
formation politique avant de se raviser à faire une simple sortie de
presse. Mais il aura son mot à dire en 2015, il en est certain. Une
candidature à la présidentielle de 2015, il en est de plus en plus
certain et ne s’en cache plus. Ce qui le rassure, c’est que même un
silence est un appel et il le sait. Se rallier ? Non, il sait que de
l’autre côté, Jean Pierre Fabre occupe tout le terrain et ne l’aime pas
forcément. S’il compte sur Isabelle Ameganvi et Patrick Lawson, deux
acolytes de Jean pierre Fabre qu’il tient par le nerf de la guerre,
Fabre se méfie de lui et n’en a jamais fait un « contact » formel. Il a
pensé jusqu’à récemment à un sursaut, avec l’opposition traditionnelle
et lui. Ainsi, l’opposition pourrait se détacher un peu d’être targué de
« sudisme à outrance« , la politique étant bien bipolarisée en nord-sud
ici. Mais ses proches pensent qu’il doit lancer un parti, véritable
parti qui soit au milieu et qui « contribue à faire le roi ou à
fabriquer le chef« .
Un parti ? Il n’en voudrait pas tout de suite. Lui préfère un mouvement.
Solide. Il sait ce que c’est. En bon ancien de de l’AETB, mouvement
estudiantin et du Monesto, futur Hacame (mouvement-milice qui a servi de
base de représailles pour le régime Eyadema) et dont Bodjona fut l’un
des responsables. C’est à la création d’un Mouvement qu’il travaille,
très discrètement. Un mouvement qui regroupe les frustrés et déçus du
faurisme et qui ratisse aussi bien dans les rangs du pouvoir que dans
l’opposition. En ayant toujours un œil sur le calandre de la justice,
parce qu’on ne sait jamais. Traqué par la justice de son pays et débouté
par la cour suprême, celui qui a aussi, contribué à installer cette
justice approximative, n’a plus de recours que la Cedeao. Il en tire des
leçons et à des organisations de la société civile qui sont allées le
solliciter pour un projet, il a répété, « nous avons besoin
d’institutions fortes« .
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